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SUSPENSIONS C12H22O11 est une installation mettant en scène dix mobiles sucrés dans la galerie du collège. L’agencement de ces pluies de bonbons a été conçu de manière à s’adapter précisément au lieu puisque les emplacements choisis correspondent aux sources de lumière permanentes de la pièce. Les bonbons sont suspendus par du fil de nylon attaché aux grilles métalliques protégeant les néons. La disposition en quinconce offre donc une stricte régularité au sein de l’espace. La salle a été soigneusement isolée du reste de l’établissement à l’aide du blanc d’Espagne qui recouvre toutes les ouvertures sur l’extérieur. Ainsi, le visiteur est transporté dans un monde calfeutré dans lequel règnent l’imaginaire et l’onirisme, rappelant l’univers de certains contes enfantins. La galerie du collège se présente telle une forêt de nuées colorées, olfactives et séduisantes, alléchante pour les enfants et emplie de réminiscences pour les adultes.
Les bonbons ont été choisis pour leur forme quasi-sphérique et pour leur surface brillante qui possède un pouvoir réfléchissant. La lumière joue en effet un rôle important dans SUSPENSIONS C12H22O11. Le titre même de l’exposition renvoie à un objet dont l’existence ne se justifie que par la présence de la lumière puisqu’une suspension, dans son acception la plus commune, est un luminaire accroché au plafond, soit un objet alliant l’esthétique à l’utile. Ici, l’éclairage met en scène les mobiles, agissant sur chacune des entités de façon différente : les bonbons disposés en haut revêtent un aspect très brillant, presque scintillant, renforçant ainsi l’aspect attirant et magique des sucreries tandis que ceux placés vers le bas présentent un éclat amoindri. Les néons dessinent donc un jeu de clair-obscur sur chacun des mobiles. Ce jeu d’ombre et de lumière, mouvant au fil du déplacement du spectateur, anime les suspensions et accentue leur pouvoir attrayant et envoûtant.
Malgré son apparence fantasmagorique, SUSPENSIONS C12H22O11 est une œuvre véritablement architecturée, s’adaptant parfaitement à l’espace rigoureux de la galerie du collège. Il se dégage de la répartition très géométrique des modules une certaine rigidité, et cette sévérité spatiale contraste justement avec la douceur de l’élément central de l’installation, le bonbon, de même qu’avec sa mise en scène empreinte de légèreté et de délicatesse. En faisant la jonction entre le sol et le plafond, les mobiles peuvent évoquer le rôle structurel des piliers ou des colonnes d’un édifice architectural. Mais si cette solidité spatiale est bien présente dans l’installation, elle est contrebalancée par l’aspect flottant et aérien des colonnes de bonbons, ôtant toute austérité à la construction. La galerie devient l’antre de l’imaginaire, du rêve, du partage et les suspensions – s’apparentant à des pluies colorées, à des averses sucrées et acidulées – invitent à une errance en les contournant, en les approchant et/ou en les évitant.
Le caractère structuré de l’installation réside également dans le choix et la répartition des couleurs. Les nuées, composées chacune d’environ 200 bonbons, sont monochromes par souci de clarté et de lisibilité. Elles ont été disposées dans l’espace selon leur couleur de manière à engendrer une homogénéité visuelle. Les teintes retenues – le rouge, le rose clair, le jaune et le vert – ont été choisies en raison de leur aspect attirant, gourmand, vif et acidulé. Symboliquement porteuses, elles entretiennent toutes un lien étroit avec les sucreries. Le rouge, est une couleur particulièrement attractive pour l’œil et dégage une grande énergie. Elle est intimement liée aux enfants qui l’utilisent abondamment lorsqu’ils commencent à dessiner et constitue très souvent leur couleur préférée. Le rouge est également la couleur des lèvres et de l’appétit, et dans une acception plus large celle du désir et de la luxure. Le rose présente de nombreuses similitudes avec le rouge, notamment par son semblable aspect séducteur et son évocation du plaisir. Mais il s’agit également de la couleur de l’enfance, de la candeur et de la gourmandise. Le jaune, couleur la plus proche de la lumière, est porteur d’une atmosphère enjouée et procure une impression de chaleur et de bien-être. Associé à la richesse, il vient renforcer dans l’installation le caractère de surabondance. Si le rouge et le rose sont évocateurs du côté sucré du bonbon, le jaune en revanche souligne son goût acidulé. Ces trois teintes colorées sont représentées à parts égales dans l’œuvre puisqu’elles apparaissent chacune sur trois suspensions. Le vert, utilisé sur un seul module, se détache comme un « accident ». Symbole du hasard, il est porteur d’une grande ambivalence. Il est à la fois signifiant de jeunesse, de fécondité et d’envie mais également de maladie et de mort. Par conséquent, le vert peut être ici perçu comme une alarme tintant l’envers caustique du bonbon ainsi que les risques encourus par un laisser-aller à la tentation.
Un carré blanc est placé sous chacun des modules, dans l’exact prolongement de la lumière du plafonnier. Cela permet une grande lisibilité d’ensemble puisque les bonbons se détachent ainsi nettement de la surface du sol. Par ailleurs, la forme carrée et la couleur blanche, évoquant ici le sucre (C12H22O11),  soulignent davantage la droiture des suspensions. Deux mouvements antagonistes amenant le regard du spectateur à osciller verticalement s’opposent dès lors : du sucre naît le bonbon – mouvement ascendant – tandis que la lumière donne vie à la matière – mouvement descendant. Ces deux mouvements constituent une représentation concrète de la notion d’attraction-répulsion que peuvent engendrer ces mobiles dans la mesure où les néons emplissent les sucreries d’un vif pouvoir de tentation, en faisant délicatement vibrer la texture et la couleur de la cire qui les enrobe, tandis que la suggestion du sucre, au travers du blanc, résonne davantage tel un memento mori de nature morte en rappelant tacitement la composition du bonbon.

Cette installation expose donc une dualité reposant sur la limite entre le désir et l’interdit, entre l’envie et la frustration, puisque les bonbons, friandises elles-mêmes à la fois sucrées et acidulées, demeurent à la portée du spectateur et pourtant il lui est interdit d’y toucher, tels des fruits défendus. SUSPENSIONS C12H22O11 engendre ainsi un balancement entre la douceur sensorielle de la séduction et l’amertume du désir non assouvi.
Au travers de la déambulation entre les mobiles, il se crée une véritable interactivité entre le spectateur et l’installation. En effet, le visiteur est happé par l’odeur des bonbons et il est lui-même acteur de ses déplacements parmi les volumes. Par ailleurs, les sucreries présentent de forts pouvoirs évocateurs, notamment de souvenirs d’enfance.
La notion de temps est très importante dans cette œuvre et elle transparaît à plusieurs niveaux. Les bonbons flottent dans l’air, retenus par leur fil, comme si le temps s’était arrêté et qu’ils avaient été stoppés dans leur chute, renvoyant de la sorte au sens accordé à « suspension » en tant que figure de style littéraire : dans le domaine de la rhétorique, le terme désigne un procédé qui consiste à mettre le lecteur dans l’attente impatiente de ce qu’on a annoncé mais pas encore dit. L’installation place le spectateur dans une sorte de monde flottant où le temps semble s’être arrêté. Le bonbon lui-même, constitué en partie de matière organique, ne se désagrège pas et ne porte aucun stigmate du temps, comme s’il incarnait réellement un instant en suspens. Les sucreries renvoient les adultes au temps de l’enfance engendrant ainsi une régression pleine de doux souvenirs. Eveillant la mémoire affective de chacun, SUSPENSIONS C12H22O11 conduit à un glissement vers l’atemporel.
Avec cette installation, Caroline Pandelé nous convie à un abandon contemplatif bousculé par un balancement entre l’envie et la frustration, entre le désir et l’interdit. Tels les bonbons suspendus au bout de leur fil, le spectateur est amené à se sentir dans un entre-deux, à la fois affectif et temporel.

Marine Laplaud
Historienne de l’Art 2010